Maurice Bandaman à l’ASCAD : Esquisse d'un itinéraire
Encore une distinction pour Maurice Kouakou Bandaman : celle de faire désormais partie de l’Académie des Sciences, des arts, des cultures d’Afrique et des diasporas (ASCAD), la société savante indépendante ivoirienne. Plus qu’une distinction, c’est la reconnaissance de l’aura et du rayonnement de la production littéraire et des qualités humaines de celui qui, désormais, occupera le siège laissé vacant avec la disparition en 2019 de Bernard Binlin Dadié, dans le domaine des Lettres et sciences humaines de la prestigieuse institution ivoirienne, créée le 1er septembre 2003. Honneur et reconnaissance !
Victor Hugo écrivait que «les vrais grands écrivains sont ceux dont la pensée occupe tous les recoins de leur style». En substance, leur parcours est une véritable leçon de vie, aussi bien par les valeurs qu’ils distillent tout le long de leur chemin que par les Humanités qu’ils incarnent. Bien souvent celles-ci sont perceptibles dans leurs œuvres, leurs productions. Les distinctions ou récompenses qu’ils reçoivent pour ce qu’ils font, écrivent, disent, transmettent, sont la reconnaissance de la qualité et de la profondeur de leur travail qui se révèle quelquefois précocement. Le parcours de Maurice Bandaman, écrivain aux talents reconnus, mérite largement d’être rappelé, au moment où il fait son entrée dans «la demeure des Immortels».
Maurice Bandaman ou la révélation précoce d’une valeur
Corneille nous rappelle bien qu’«aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre d’années». Encore étudiant, Maurice Bandaman se fait connaître en 1986 en remportant le prix de la nouvelle du CNOU-CEDA avec son recueil Une femme pour une médaille. Depuis, cette date, depuis bientôt quarante ans donc, il n’a cessé d’écrire. S’il est vrai qu’«écrire est un verbe intransitif »(Barthes), sa production, riche d’une douzaine de textes, touche des genres aussi divers que le roman, la nouvelle, l’essai, le théâtre et la poésie. Polygraphique, son œuvre manifeste une pluralité thématique, esthétique, linguistique qui participe du renouvellement de la littérature africaine francophone. Par exemple, la poétique de son écriture romanesque puissante, souvent rangée dans l’inter-genre du conte romanesque, rapproche la tonalité des textes (Le fils de-la-femme-mâle (1993) ou même L’Etat Z’héros ou la guerre des gaous (2016) des maîtres comme Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi ou même d’un Henri Lopes...
Témoin de nos sociétés en évolution, de leur convulsion mais aussi de leur quête de justice et de bien-être, l’actualité thématique de ses textes produit une écriture de la rupture, du malaise postcolonial contre lesquels il hisse les possibles narratifs et les appels de l’imaginaire nourri par les genres anciens : conte, légende, mythes… L’un des aspects est la prédilection pour le style romanesque lié aux procédés narratifs et formels des genres oraux, visibles notamment dans Le fils de-la-femme-mâle et L’Etat Z’héros ou la guerre des gaous. L’exploration de cette veine fait de Maurice Bandaman un des écrivains importants de la scène littéraire africaine francophone actuelle. Le grand prix littéraire d’Afrique noire qu’il obtient en 1993 avec Le fils de-la-femme-mâle auréole cette carrière littéraire dense, complexe, «à la fois, postcolonial et postmoderne», qui «exploite la refonte de l’imaginaire littéraire africain» (Adama Coulibaly).
Qu’il s’agisse de Le sang de la République, de La Bible et le fusil, de Au nom de la terre, suivi de La terre qui pleure de Portraits des siècles meurtris. Anthologie de la poésie de Côte d’Ivoire, ou Même au paradis on pleure quelquefois, Maurice Bandaman remet sans cesse sur le métier les sujets qui fâchent, choquent la morale, polluent les sociétés africaines postcoloniales, en prenant soin de les inscrire dans des procédés d’écriture résolument tournés vers la modernité textuelle. D’ailleurs, la monographie (L’écriture romanesque de Maurice Bandaman ou la quête d’une esthétique africaine moderne) que Pierre N’Da lui consacre, et dans laquelle il donne une lecture originale de l’onomaturgie présente dans ses romans, fait ressortir les ressources d’une écriture épistémique africaine héritée du Nouveau roman français ou du baroque (dans un sens plus large). C’est aussi le cas des thèses de doctorat, des mémoires de Maîtrise/Master (il est l’un des auteurs ivoiriens les plus étudiés dans les universités ivoiriennes, à l’instar d’Ahmadou Kourouma, Jean-Marie Adiaffi) et des nombreux articles produits sur ses œuvres, dans lesquels sa posture de nouveau romancier africain, «chez qui le problème de la création romanesque ou du renouvellement de l’écriture se trouve au centre» de l’œuvre, est mise en évidence.
Ses textes qui l’ont révélé au monde littéraire se particularisent dans leurs vocations affirmées de fragmentation et de transgression des normes traditionnelles, et touchent aussi bien au conte-romanesque, à la littérature pour enfant (Sekagnima, La fille aux larmes d’or, PUCI, 2000), à l’écriture sentimentale (Même au paradis, on pleure quelquefois, NEI, 2001) qu’aux écritures migrantes lisibles dans Le Paradis Français, texte ouvertement "déterritorialisé" et marqué par l’émigration à tout prix, et de ses conséquences fâcheuses.
Les productions de cet auteur, son parcours même d’homme de lettres, de culture et d’homme politique, ont tout l’air d’un autre Bernard Dadié avec qui il partage des similitudes ayant probablemnt contribué à sa désignation pour remplacer celui qui est considéré comme le père de la littérature ivoirienne.
Maurice Bandaman et Bernard Dadié : Similitudes entre deux grands hommes de lettres
Bien qu’appartenant à des générations différentes, Bernard Dadié et Maurice Bandaman ont des parcours qui se ressemblent en bien des points. Ils ont en commun de s’être révélés au monde littéraire presque de façon précoce. Dadié a ainsi la vingtaine quand il débute sa carrière d’écrivain en 1936 avec Assémien Déhylé, roi du Sanwi, une pièce de théâtre baptisée chronique agni. Cette pièce, à l’image de toutes celles représentées à William-Ponty au même moment, est la preuve du succès de la politique de dépersonnalisation des élèves... Bandaman a lui vingt-quatre ans lorsqu’il écrit Le sang de la République, un recueil de nouvelles pleines d’émotion, de sensibilités et de cruauté qui selon la quatrième de couverture, « laissent à la fois la parole aux souffrances muettes et aux cris étouffés, et montrent les espoirs qui chantent ». Ils se voient décerner, par l’Association des écrivains de langue française, tour à tour, le grand prix littéraire d’Afrique noire qui récompense des écrivains qui, à travers le monde, s’expriment en français : Bernard Dadié avec Patron de New York ( 1965) et Maurice Bandaman avec Le fils de-la-femme-mâle (1993).
Dans le domaine politique, la trajectoire est presqu’identique : Dadié et Bandaman ont été tous les deux Ministres de la culture, conciliant ainsi engagement littéraire et engagement politique, à l’instar de grands auteurs français que furent André Malraux ou Lamartine, pour ne citer que ceux-là. Pour autant, le volet littéraire semble être le domaine dans lequel les lignes se croisent solidement, et où la fonction première d’éveilleur de consciences est tenue en haute estime. "Langagement", a si bien dit la critique canadienne, Lise Gauvin. C’est-à-dire l’engagement pour et par les voies de la langue, des mots, de la littérature, du territoire de la littérature, le pays de la littéracie. Ainsi, si nombre de leurs textes dénoncent d’avilissants systèmes politiques, économiques, et autres anachroniques mœurs socio-culturelles tropicales, les deux auteurs qui ont en commun deux langues très attachées à la tradition ( le Nzima et le Baoulé), construisent leurs textes, en général, à partir du conte qui permet de dire des histoires la nuit tombée, non pas des histoires au sens où l’entend Genette, mais celles qui plongent l’auditoire dans le réel vécu grâce à une performance narrative frappante, comme c’est le cas avec Les légendes africaines dont l’une (peut-être la plus importante) est «la
légende d’Abla Pokou», ou encore l’histoire de cet enfant intriguant qu’est le fils de-la-femme-mâle.
Cet attachement à la tradition africaine influence leurs récits traversés par une onomastique endogène à forte charge culturelle (Awlinbatankan, Ahika, Afitemanou, Kanegnon, Climbié, Thôgo-gnini, Kacou Ananzè, Nahoubou, ...) ainsi que par des ressources de l’oralité (proverbes, chants, mythes, légendes…) qui génèrent une écriture transgénérique, hybride, fragmentaire, déconstruite et ouverte sur le monde. L’opacité, au sens de Glissant, c’est cet effort de mettre nos langues nationales à hauteur de mots de la langue française, dans les récits, de les intégrer sans complexe et sans essai de surjustifications dans nos récits, en espérant que les autres feront l’effort que nous avons produit pour connaître leur langue…
Le sujet de la migration aussi lie Maurice Bandaman et Bernard Dadié. Entre récits de voyage d’un nègre qui a visité les trois villes les plus prestigieuses du monde aux yeux des Africains (Paris, New York, Rome) qu’on découvre dans Un nègre à Paris, Patron de New York, La ville où nul ne meurt de Dadié, et récit de l’émigration à l’œuvre dans Le paradis français de Bandaman, c’est à la fois la démystification de l’Europe et de l’Amérique perçues à tort comme l’eldorado, et la critique de l’Afrique qui n’offre pas d’alternative crédible à sa jeunesse. Les démarches, quoique différentes dans l’espace et dans le temps chez Dadié et Bandaman, ont cependant ce point de rencontre dans la ferme volonté d’exposer les contours d’une réalité (la migration) qui est incontestablement un motif fictionnel de la rencontre de l’autre et de l’interrogation du monde.
Il ne fait l’ombre d’un doute que les points de convergence entre les deux auteurs sont nombreux. Leurs écrits, révolutionnaires, frappent par l’inscription de l’Homme au centre de l’intrigue et par une façon particulière d’aborder l’écriture, lieu du possible narratif, de l’informe, des formes excentriques de la narration…
Entre une pluralité de raisons, toutes aussi fondées les unes que les autres, la nomination de Maurice Bandaman, pour prendre la suite de Bernard Dadié à l’ASCAD, est un geste dont le symbolisme trouve son sens dans une sorte d’identification d’Homme-repères pour tenir le flambeau qui permet à nos sociétés d’aller vers le meilleur. Le choix judicieux porté sur Maurice Bandaman traduit la reconnaissance de cette société savante à un auteur talentueux, un intellectuel accompli dont l’œuvre continue de marquer la société. Maurice Bandaman à l’ASCAD, c’est donc le littéraire, l’homme de culture, l’homme politique qui va certainement conjuguer ces trois pans de sa personnalité pour promouvoir davantage les valeurs et les richesses liées à cette prestigieuse fonction qui honore les hommes et les femmes ivoiriens de valeur.
Adama COULIBALY
Professeur Titulaire de Littérature Francophone CAMES
Directeur de l’UFR LLC, Université Félix Houphouët-Boigny
Officier de l’Ordre du Mérite de L’éducation Nationale de Côte d’Ivoire
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