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Afrique-Europe: «À qui profite l’exil?», une bande dessinée qui questionne la migration

Refugies mediteranee
Réfugiés et migrants arrivent, ici en février 2020, dans un canot pneumatique accompagné par des navires de Frontex dans le village de Skala Sikaminias, sur l'île grecque de Lesbos, après avoir traversé la mer Égée depuis la Turquie. AP - Michael Varaklas


« À qui profite l’exil ? Le business des frontières fermées »… Le titre de ce roman graphique dit tout : au fil des pages, le lecteur part à rebours de l’Europe vers l’Afrique, pour explorer les ressorts de ces voyages qui font tant de mort, coûtent si cher aux migrants, et servent toute une série d’intérêts.

Des corps repêchés au large des côtes italiennes sont autopsiés, puis enterrés sous un numéro de matricule, dans l’espoir un peu vain que les familles les réclameront et permettront de les identifier. Qui sont ces anonymes ? Des jeunes hommes de 25 à 25 ans, qui sont plus de 5 000 à avoir péri en Méditerranée en 2016 – et encore 2 500 en 2022, selon l’Organisation internationale des migrations (OIM).

L’enquête part ensuite au Niger et au Sénégal, pour remuer le couteau dans la plaie béante – et rarement examinée – des très nombreuses responsabilités collectives, qui s’accumulent dans la catastrophe en cours depuis plus de 20 ans. Sont décryptés le système Frontex de contrôle des frontières européennes, la part de l’Aide publique au développement consacrée à ce contrôle, en partie délocalisé par l’Europe dans le Sahel.

Un trait de crayon réaliste et sensible
La journaliste finlandaise Taina Tervonen, qui a grandi au Sénégal et vit en France, a fait équipe avec le dessinateur français Jeff Pourquié pour retracer plusieurs années de reportages, d’abord publiés dans la Revue dessinée et Les Jours. Les deux auteurs ont été associés par Franck Bourgeron et Sylvain Ricard, directeur et fondateur de la Revue dessinée, lorsque Taina Tervonen – qui a aussi publié Les otages, un livre sur le pillage d’objets d’art en Afrique - leur a proposé un sujet sur Frontex en 2014. Un « mariage » heureux. Jeff Pourquié, sensible au sujet de la migration, et dont le coup de crayon saisit parfaitement la physionomie des Africains, avait déjà publié des albums de fiction (Békame, Futuropolis) sur un jeune garçon fan de foot qui essaie de traverser la Manche depuis Calais vers l’Angleterre.

« Jeff a un trait très réaliste et une capacité à s’affranchir du réalisme pour aller vers le symbolisme s’il le faut, explique Taina Tervonen. Dans la partie du reportage en Sicile, il n’a pas dessiné les morts, seulement des sacs mortuaires blancs et les visages des pompiers qui descendent dans la cale d’un navire. Il sait s’imprégner d’univers et d’ambiances qu’ils n’a pas connus directement et dessine comme s’il y était à partir de sa documentation ». D’où le ciel chargé de sable de la saison de l’hivernage au Sénégal, colorié en jaune dans la BD.

La migration, une traite payante et volontaire
L’écrivain sénégalais Abass Dione fustigeait déjà, en 2010, dans les colonnes de Libération, une forme moderne de traite esclavagiste, devenue « payante et volontaire ». Taina Tervonen confirme, même si elle ne reprend pas à son compte cette formulation : « Ces flux migratoires nous profitent directement et participent d’une logique économique en lien direct avec l’époque coloniale, qui prive de la liberté de circulation des pans entiers de populations, les anciens colonisés. »

Les responsabilités paraissent multiples aux yeux de la journaliste, qui souligne que « les Noirs en France servent encore aujourd’hui pour leur force de travail physique, c’est leur apport dans la société occidentale. Un sans-papier est plus facile à exploiter ». Les jeunes Africains sont par ailleurs poussés par un manque de perspectives « terrifiant » qui pose la question des responsabilités africaines. « Nous sommes dans une équation bizarre : les transferts de migrants rapportent 10% de son PIB au Sénégal, et c’est difficile de faire comme s’ils n’existaient pas. Alors que l’Europe manque de main d’œuvre, la liberté de circuler est entravée. Il est vrai qu’un sans-papier, c’est plus facile à exploiter. Par ailleurs, tous les experts tombent d’accord pour dire que contrôler les frontières représente non seulement un effort vain, mais qui tue aussi des gens dans des proportions que l’on ne soupçonne pas vraiment. En ce moment, beaucoup de départs se font depuis la Tunisie vers l’Italie. Sur trois jours en mars dernier, une seule personne de la société civile a dénombré 482 morts. Sur la route des Canaries, des bateaux entiers disparaissent sans qu’on n’en entende jamais parler ».

Avec un militantisme assumé, Taina Tervonen se pose des questions et cherche les réponses. « Celles-ci se situent toujours à deux niveaux, explique-t-elle : dans les histoires individuelles et dans une analyse plus globale – la base du travail de journaliste, qui doit chercher dans les archives, lire des traités, examiner le droit et toutes sortes de documents ». Partir de l’individuel pour aller vers des phénomènes structurels permet au lecteur de s’identifier aux personnes, pour changer le regard et faciliter la compréhension… « Une fois que le regard est changé, c’est définitif, il n’y a pas de retour en arrière », affirme la journaliste, elle-même croquée par le dessinateur de nombreuses situations au fil de son enquête au long cours. Un personnage de blonde à petites lunettes, dressé contre les injustices, auquel il n’est pas non plus interdit de s’identifier.

RFI

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